Les pigeons sont partout, si bien que nous avons pris l’habitude de les voir sans les regarder. Pourtant, ils présentent un certain nombre de comportements intéressants. L’un d’eux, rare dans le monde animal mais répandu chez les oiseaux, est la monogamie.
Les pigeons sont monogames ; ils s’accouplent pour la vie. Mais attention : la monogamie n’exclut pas les infidélités ! Depuis la fin des années 1980, des techniques reposant sur l’ADN permettent aux chercheurs d’effectuer des tests de paternité sur les couvées… et il y a des surprises. C’est tellement vrai qu’il apparaît nécessaire de distinguer les concepts de monogamie sociale et de monogamie génétique. La monogamie sociale est le fait pour un couple d’élever seul une famille. La monogamie génétique, qu’on peut évaluer par les tests ADN, correspond au fait que le mâle et la femelle sont bien les parents biologiques des jeunes qu’ils élèvent. On comprend que la monogamie sociale n’implique pas nécessairement la monogamie génétique.
À l’image des pigeons, les oiseaux sont pour la plupart socialement monogames. Des études ont été menées sur plusieurs centaines d’espèces d’oiseaux socialement monogames. Chez 76% des espèces, les chercheurs ont détecté des entorses à la monogamie génétique. Celles-ci ne sont pas anecdotiques : dans les espèces où la monogamie génétique n’est pas respectée, 19% des oisillons en moyenne ont un père social et un père génétique distincts.
Il n’y a pas eu beaucoup d’études spécifiquement consacrées à la monogamie génétique des pigeons. Il en ressort néanmoins que les infidélités sont rares chez les pigeons, mais qu’elles existent. En réponse, les pigeons mâles ont recours à deux stratégies pour assurer leur paternité : des copulations fréquentes et une surveillance intense de leur partenaire. C’est d’autant plus justifié d’un point de vue évolutionniste qu’ils s’investissent considérablement dans les soins apportés aux petits.
En ville, les pigeons nichent dans des cavités de bâtiments. La femelle pond généralement deux œufs. Ceux-ci sont couvés pendant environ deux semaines, généralement par le mâle le jour et la femelle la nuit. Après l’éclosion, les deux parents nourrissent les petits avec du « lait de pigeon », une substance très nutritive produite au niveau de leur jabot (une excroissance de l’œsophage des oiseaux). Les pigeonneaux sont d’abord nourris exclusivement au lait puis d’un mélange de lait et de graines. Les jeunes se nourrissent en enfonçant leur bec dans la gorge de leurs parents, ce qui induit une régurgitation. Au bout d’un mois seulement, ils commencent à voler et, une semaine plus tard, ils abandonnent le nid. À ce moment, ils ont déjà leur taille adulte — c’est la raison pour laquelle on a l’impression de ne jamais voir de jeunes pigeons dans les rues. Un couple peut élever jusqu’à six couvées par an.
On l’a vu, les pigeons s’accouplent pour la vie. Lorsque l’un des deux membres du couple meurt, le survivant présente parfois des signes comparables à ceux de la dépression et n’accepte un nouveau compagnon que très difficilement.
Pour aborder ce genre de question, une certaine réserve s’impose : on ne peut pas mesurer les sentiments chez les humains, on peut encore moins le faire chez les animaux. Pourtant, il faut noter que l’évolution est conservatrice ; elle façonne la diversité du vivant à partir d’éléments biologiques communs. En ce qui concerne les émotions, il n’y a aucune raison de penser que nous, les humains, posséderions quelque chose de totalement inédit et construit à partir de rien. En effet, les substrats biologiques de l’amour sont évolutivement anciens. L’ocytocine et la vasopressine, les « hormones de l’amour » chez l’humain, ont les analogues presque identiques chez les oiseaux. Ceux-ci possèdent également les neurotransmetteurs de base du système de récompense, la sérotonine et la dopamine. De plus, les structures neurologiques qui traitent les signaux associés au sentiment amoureux chez l’humain ont évolué tôt dans l’histoire de la vie animale, bien avant le cortex cérébral lui-même.
La monogamie est le comportement normal des pigeons, qui comptent parmi les oiseaux les plus fidèles. Dans ce contexte évolutif, la capacité à éprouver l’amour prend tout son sens. En effet, les couples monogames partagent la nourriture, les informations et les responsabilités parentales, en particulier lorsque, comme chez les pigeons, les jeunes nécessitent des soins constants. L’amour, en renforçant la coopération entre les membres du couple, devrait augmenter les chances d’élever une progéniture en bonne santé. La monogamie semble donc être un terrain fertile à l’évolution de l’amour.
Ainsi, l’évolution de l’amour chez les pigeons apparaît à la fois possible d’un point de vue structural et souhaitable en termes d’avantage sélectif. Le raisonnement scientifique peut difficilement aller plus loin, mais il est étayé par d’abondantes observations individuelles.
En voici une pour conclure. Il y a une quinzaine d’années, Rita McMahon, qui allait plus tard fonder le Wild Bird Fund new-yorkais, trouva sur un pont un pigeon femelle avec une patte cassée. Un vétérinaire dut amputer la patte. Pendant sa convalescence, la pigeonne reposait sur un coussin devant une fenêtre de l’appartement de McMahon. Dehors, de l’autre côté, se trouvait son compagnon qui lui tenait compagnie, jour après jour, jusqu’au moment où elle fut libérée et où le couple put se retrouver.
Et si on changeait de regard sur les pigeons ?
Sources :
– Wikipédia, article pigeon biset : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pigeon_biset
– Wikipédia, article lait de jabot : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lait_de_jabot
– Encyclopaedia Britannica, article pigeon : https://www.britannica.com/animal/pigeon
– Oiseaux.net : https://www.oiseaux.net/oiseaux/pigeon.biset.html
– Brouwer L, Griffith SC. 2019 Extra‐pair paternity in birds. Molecular Ecology. 28, 4864–4882. (doi:10.1111/mec.15259)
– Patel KK, Siegel C. 2005 Research Article:Genetic monogamy in captive pigeons (Columba livia) assessed by DNA fingerprinting. BIOS 76, 97-101. (doi:10.1893/0005-3155(2005)076[0097:RAGMIC]2.0.CO;2 )
– Lovell-Mansbridge C, Birkhead TR. 1998. Do female pigeons trade pair copulations for protection? Animal Behaviour 56, 235-241. (doi:10.1006/anbe.1998.0774 )
– Nautilus, What Pigeons Teach Us About Love? : https://nautil.us/issue/33/attraction/what-pigeons-teach-us-about-love