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Les poissons sont décidément d’une intelligence étonnante. On découvre ici qu’ils sont capables d’effectuer de petites opérations de calcul mental, comme cela a été démontré dans un article publié en mars 2022 dans la revue Scientific Reports.


Les capacités cognitives des poissons sont un sujet de recherche en plein essor. Dans cette étude, les auteurs se sont intéressés à leurs compétences numériques : ils ont voulu savoir si, au même titre que les primates, certains poissons seraient capables d’effectuer des opérations arithmétiques simples. Plus précisément, ils ont évalué la capacité des poissons à ajouter ou soustraire une unité à des nombres compris entre un et cinq.

Les poissons utilisés dans cette étude sont huit cichlidés Pseudotropheus zebra et huit raies d’eau douce Potamotrygon motoro. Les cichlidés et les raies d’eau douce ont déjà été beaucoup étudiés pour leurs compétences cognitives, notamment en termes de discrimination visuelle et d’orientation spatiale. De plus, ce choix d’espèces permet d’étudier des représentants des deux grands groupes de poissons : les cichlidés sont des poissons osseux (ou téléostes), tandis que les raies sont des poissons cartilagineux (ou chondrichtyens).

Le protocole expérimental

Les poissons suivent un parcours à l’entrée duquel ils se voient présenter un panneau sur lequel sont affichées de une à cinq figures géométriques bleues ou jaunes. Ils doivent ensuite choisir entre deux portes affichant des figures en nombre différent : l’une comprend une figure de plus que le panneau à l’entrée, l’autre une figure de moins. L’une de ces deux portes donne droit à une récompense alimentaire et l’autre pas. La règle est la suivante : le bleu est la couleur de l’addition ; si les figures sont bleues, la porte correcte est celle qui comporte une figure de plus que le panneau à l’entrée. Inversement, le jaune est la couleur de la soustraction ; si les figures sont jaunes, la bonne porte est celle qui affiche une figure de moins que le panneau à l’entrée. Par exemple, si le panneau comprend deux figures bleues, la porte correcte est celle avec trois figures bleues. Mais, si les deux formes du panneau sont jaunes, les poissons doivent choisir la porte avec une seule forme jaune (Figure 1).

Le panneau à l’entrée comprend pour l’addition une, deux ou quatre formes bleues, et pour la soustraction deux, quatre ou cinq formes jaunes. On remarque que le nombre trois est systématiquement évité. Nous verrons plus loin pour quelle raison.

Les expériences initiales : addition et soustraction

Les poissons devaient donc apprendre une tâche relativement complexe, sans que – c’est évident mais il faut en avoir conscience – personne ne leur ait expliqué ce qui était attendu d’eux. Au contraire, ils devaient par eux-mêmes trouver une régularité dans leurs succès et leurs échecs, afin d’en dégager une règle. Dans ces conditions, il est tout à fait remarquable que six cichlidés sur huit et quatre raies sur huit y soient parvenus. Les poissons des deux espèces ont appris l’addition plus facilement que la soustraction : ils ont eu besoin de moins de séances d’entraînement pour maîtriser l’addition et ils l’ont pratiquée à des niveaux de performance plus élevés que la soustraction. Dans l’ensemble, les cichlidés apprennent un peu plus vite et un peu mieux que les raies mais les différences inter-individuelles sont importantes, et les raies les plus performantes font mieux que certains cichlidés.

Les expériences complémentaires : comment les poissons pensent

Les poissons qui avaient appris à choisir les bonnes portes ont fait l’objet d’expériences complémentaires visant à comprendre comment ils y étaient parvenus.

La première chose à vérifier est que les poissons n’avaient pas juste mémorisé photographiquement l’ensemble des panneaux et retenu dans chaque cas quel choix donnait droit à la récompense. On peut noter qu’un tel effort de mémoire serait une véritable prouesse, mais il serait sans lien avec le fait d’additionner ou de soustraire. Pour trancher cette question, les chercheurs ont présenté aux poissons des panneaux qu’ils n’avaient jamais vus, comportant trois figures (c’est pour pouvoir placer les poissons dans cette situation inédite que les panneaux à trois unités avaient été évités lors des expériences initiales). Les cichlidés comme les raies n’ont pas rencontré de difficulté : ils ont choisi les panneaux à quatre figures pour l’addition et à deux pour la soustraction. Cela signifie que les poissons n’ont pas mémorisé les panneaux mais bien conceptualisé quelque chose. Reste à savoir quoi précisément.

En effet, le succès aux expériences initiales pourrait avoir été obtenu d’au moins trois manières :

  1. Pour que les objets occupent toujours la même surface totale sur chaque porte, ils sont d’autant plus petits qu’ils sont plus nombreux (cf. Figure 1). Cela implique que lorsque les poissons doivent effectuer une addition, il doivent choisir la porte avec les objets les plus nombreux donc les plus petits. De même pour la soustraction : la porte correcte est toujours celle qui affiche les objets les plus grands. Ainsi, les poissons pourraient s’être repérés à la taille des objets plutôt qu’à leur nombre, ce qui ne serait ni moins logique ni moins efficace (stratégie 1).

  2. Bien entendu, les poissons pourraient avoir compté les objets et ajouté « un » pour l’addition et enlevé « un » pour la soustraction (stratégie 2).

  3. Mais ils pourraient aussi, plus simplement, avoir choisi la porte avec le plus grand nombre d’objets pour l’addition et le plus petit nombre d’objets pour la soustraction. Dans ce cas, ils n’auraient même pas eu à tenir compte du nombre d’objets sur le panneau d’entrée. La couleur seule aurait suffi : si les objets sont bleus, la porte correcte est celle qui en comprend le plus grand nombre, si les objets sont jaunes, la porte correcte est celle qui en comprend le plus petit nombre (stratégie 3).

Deux nouvelles expériences ont été menées pour savoir laquelle parmi ces trois stratégies également valables était celle mise en œuvre par les poissons. Dans ces expériences, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse : il ne s’agit pas d’évaluer les poissons mais d’essayer de comprendre comment ils pensent.

La première expérience visait à déterminer si les poissons se repèrent au nombre des objets ou à leur taille. Il s’agissait donc de départager la stratégie 1 des stratégies 2 et 3. Dans cette expérience, la taille des formes est inversée par rapport aux expériences initiales, si bien que, désormais, les formes les plus nombreuses sont aussi les plus grandes (Figure 2).

On observe alors que les poissons continuent de choisir les formes les plus nombreuses lorsqu’elles sont bleues et les moins nombreuses lorsqu’elles sont jaunes. C’est donc bien le nombre des objets, et non leur taille, qui détermine le choix des poissons. La stratégie 1 est écartée.

Une dernière expérience a été menée pour départager les stratégies 2 et 3. Les poissons doivent désormais ajouter soit une, soit deux unités si les formes sont bleues, et en soustraire soit une, soit deux si les formes sont jaunes (Figure 3).

On observe alors que les poissons choisissent d’additionner ou de soustraire une unité plutôt que deux. C’est donc la stratégie 2 que les poissons ont appliquée. Ceux-ci n’ont pas simplement appris à choisir le plus grand ou le plus petit nombre en fonction de la couleur bleue ou jaune. Ce qu’ils ont fait au contraire, c’est retenir le nombre d’objets sur le panneau puis, en fonction de la couleur, additionner ou soustraire exactement une unité. De l’avis même des auteurs, ce résultat est le plus surprenant de tous car il montre que les poissons ont appliqué une stratégie plus complexe que ce qui aurait été théoriquement nécessaire.

Ainsi, deux groupes de poissons entièrement différents, les cichlidés et les raies d’eau douce, ont la capacité d’effectuer des calculs simples. Cela ne semble pourtant correspondre à aucun besoin lié à leur mode de vie naturel : les poissons des deux espèces n’ont besoin de compter ni dans leurs comportements alimentaires – ce sont des mangeurs opportunistes – ni dans leurs comportements d’accouplement, et ils ne semblent pas non plus préférer des groupes sociaux de taille précisément définie. Les résultats de l’étude démontrent donc que des poissons peuvent apprendre des tâches relativement complexes, même lorsque celles-ci sont artificielles et peu susceptibles d’être pertinentes dans leur environnement naturel.

 

En conclusion, on peut citer les auteurs de l’article : « ces résultats viennent confirmer des données déjà connues selon lesquelles les poissons partagent avec les oiseaux et les mammifères un grand nombre de capacités cognitives, qu’ils maîtrisent dans une mesure similaire. (…) Il semble évident que les poissons, leurs capacités cognitives et leur statut d’animaux sensibles doivent être reconsidérés de toute urgence, notamment à la lumière des préjudices anthropiques auxquels ils sont confrontés jour après jour. »

Référence

Schluessel V, Kreuter N, Gosemann IM et al. 2022. Cichlids and stingrays can add and subtract ‘one’ in the number space from one to five. Sci Rep 12, 3894. https://doi.org/10.1038/s41598-022-07552-2