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Farouches, dangereux, vecteurs de maladies… Les rats sont victimes de nombreuses idées reçues, mais l’ignorance concernant ces animaux va encore plus loin. Le documentaire Les rats des villes. Tout un monde !, de Maria Wischnewski (2022), diffusé sur la chaîne Arte, donne la parole à des spécialistes du monde entier pour interroger notre rapport à ces animaux mal-aimés, et apporte des clés pour mieux cohabiter avec eux.


1. Les rats ont toujours vécu auprès des humains

C’est une des découvertes de l’archéozoologie, la discipline visant à reconstituer les relations entre humains et animaux au cours des siècles : les rats vivent auprès des humains depuis très, très longtemps. D’après David Orton, chercheur à l’Université de York (Grande-Bretagne), les premières traces de rats noirs dans des lieux d’occupation humaine proviennent de la fin du troisième ou du début du deuxième millénaire avant notre ère, dans la civilisation de la vallée de l’Indus et en Mésopotamie1.

Non seulement les rats ont toujours cohabité avec nos civilisations, mais les chercheurs s’accordent à dire que leur disparition est improbable, même en mettant en œuvre des moyens d’éradication. Le plus sensé semble donc d’essayer de cohabiter pacifiquement avec ces animaux, plutôt que de les craindre ou d’essayer de les exterminer.

 

2. Les rats, omniprésents et pourtant méconnus

Bien que les rats vivent à nos côtés, ils sont, paradoxalement, très peu étudiés. Kaylee Byers et Chelsea Himsworth, deux chercheuses affiliées au Vancouver Rat Project (Canada), remarquent que des animaux comme les baleines bleues ou les ours polaires font l’objet d’études bien plus nombreuses alors même qu’ils vivent loin de nous, car ces animaux sont considérés par notre société comme plus « attrayants ». Les chercheuses remarquent pourtant que les rats sont aussi des “animaux sauvages”, et qu’il y a beaucoup à apprendre d’eux. 

Ainsi, à Paris, Aude Lalis et les chercheurs du projet Armaguedon (Museum National d’Histoire Naturelle – CNRS), qui étudient les populations de rats parisiens, se heurtent à des questions qui peuvent sembler élémentaires : on ne sait pas encore, à l’heure actuelle, si les rats peuvent traverser la Seine, et si les rongeurs qui vivent sur la rive droite sont en lien, ou pas, avec ceux de la rive gauche. Cette méconnaissance des rongeurs pose des problèmes plus graves : par exemple, l’usage de rodenticides pour limiter les populations de rats n’a pas prouvé son efficacité.

 

3. Non, les rats ne transmettent pas plus de maladies que d’autres animaux

On prête souvent aux rats la responsabilité de la transmission de la Peste noire : cet élément, pourtant remis en question par les historiens aujourd’hui, vaudrait aux rats d’être considérés comme des vecteurs de maladies pour les humains. Pourtant, selon les chercheurs interviewés dans le documentaire, le risque de transmission d’une maladie d’un rat vers un humain est faible. 

Pour commencer, contrairement aux clichés, tous les rats ne sont pas porteurs de pathogènes. En effet, certaines études ont montré que les populations de rats limitent leurs déplacements à un territoire donné : par exemple, une même famille peut se limiter à un seul bâtiment, et ne pas côtoyer une famille vivant dans le bâtiment d’en face2. Aussi, comme les animaux de différents groupes sociaux n’ont pas ou peu d’interactions, le risque de contagion entre eux est limité. Si une famille de rats est porteuse d’une bactérie ou d’un virus, il est possible qu’une autre famille vivant à proximité soit saine. 

De plus, alors que nos principes de santé publique veulent que plus les rats sont nombreux, plus le risque sanitaire serait élevé, les études montrent qu’il n’en est rien. Une population de rats peut être nombreuse et saine, alors qu’un petit nombre de rats peut être contaminé. 

Selon Aude Lalis, chercheuse au Muséum National d’Histoire Naturelle, bien que la leptospirose soit présente dans la population des rats de Paris, il n’y a aucun risque au quotidien pour les Parisiens dans leurs activités habituelles. Les rats ne représentent donc pas un danger sanitaire pour les humains (la réciproque n’est pas vraie, puisque vivant dans nos égouts, les rats sont très exposés à nos microbes).

4. La dératisation accroît la proportion de rats malades

Par ailleurs, même si les rats étaient effectivement vecteurs de maladies, les méthodes actuellement utilisées pour réduire le nombre de rongeurs et donc les maladies ne sont pas seulement inefficaces : elles sont contre-productives. C’est la conclusion à laquelle sont arrivées Chelsea Himsworth et Kaylee Byers, chercheuses pour le Vancouver Rat Project. 

Après avoir étudié les populations de rats du quartier de Downtown Eastside, et identifié les populations porteuses de pathogènes, les deux scientifiques ont simulé une opération de dératisation, en capturant un grand nombre d’individus. Elles ont ensuite observé l’évolution de la leptospirose dans les populations de rats observées, s’attendant à voir le nombre de rats malades décroître. C’est pourtant le contraire qui s’est passé : après la simulation de dératisation, la proportion de rats malades a augmenté. La maladie a donc augmenté, et avec elle la possibilité de contamination3


Les chercheuses expliquent ce phénomène par le bouleversement social que la dératisation opère chez les rats. « Lorsqu’on capture des individus, ça modifie les interactions et les dynamiques sociales. Si certains rats disparaissent, ça peut changer la manière dont ils se battent, dont ils mordent et dont ils acquièrent leur nourriture. Par ricochet, cela modifie la manière dont les maladies se propagent », explique Kaylee Byers. Ironiquement, la lutte massive contre les rats est donc bien à l’origine du problème… qu’elle prétendait combattre.

La solution ne consisterait pas à mettre en œuvre des moyens d’élimination des rats, mais plutôt à changer notre rapport aux rats.

5. Rodenticides : un problème environnemental et sanitaire

L’inefficacité des rodenticides n’est plus à prouver : non seulement leur utilisation tend à augmenter la proportion de rongeurs atteints de maladies, mais en plus, certaines études montrent que des populations de rats sont devenues résistantes aux rodenticides4. En revanche, l’impact négatif des rodenticides sur l’environnement n’est plus à démontrer. Annika Schlötelburg, scientifique à l’Agence Fédérale de l’Environnement à Berlin (Allemagne), travaille ainsi sur la pollution liée à l’usage des rodenticides. Elle explique que ces produits contiennent des substances toxiques persistantes5, bioaccumulables6, c’est-à-dire qui peuvent infiltrer des organismes.

Bien d’autres espèces animales sauvages sont infectées par ces substances toxiques. C’est par exemple le cas des poissons qui vivent à Berlin: selon leur étude, 100% des poissons d’eau douce pêchés, ainsi que leurs prédateurs, contiennent des traces de rodenticides7

Cette contamination large s’explique notamment par le fait que le traitement des eaux usées ne parvient pas à éliminer les anticoagulants, constitués de molécules si petites qu’il est impossible de les filtrer, et qui se retrouvent même dans les eaux traitées. Une étude sur des carpes, placées dans un étang alimenté par des eaux venant de stations d’épuration, a montré que 80% des poissons étaient contaminés. 

Ces chiffres sont extrêmement inquiétants, non seulement pour l’environnement, mais aussi pour les animaux sauvages8, et pour la santé humaine. Les rodenticides, inefficaces, sont également dangereux pour les animaux de compagnie.

5. Rats : une question politique

Puisqu’il faut s’éloigner des rodenticides, comment gérer la population de rats ? Les chercheurs interviewés esquissent différentes pistes, qui ont un point commun : la question de la gestion des rats est une question éminemment politique. 

Pour les scientifiques français du projet Armaguedon : « Si on diminuait la quantité de nourriture qui est rejetée tout le temps, dans nos villes modernes, on aurait vraiment beaucoup moins de rats ». Ainsi, la lutte contre la mauvaise gestion de nos déchets ou contre le gaspillage alimentaire sont des pistes politiques efficaces pour limiter le nombre de rats. 

La question de l’étalement urbain, mais aussi de l’insalubrité de certaines zones urbaines sont aussi des facteurs qui favorisent l’augmentation du nombre de rats. Une intervention politique sur ces questions bénéficierait aux humains, et contribuerait à réduire le nombre de rongeurs dans nos villes. 

 

Enfin, les politiques ont aussi un rôle d’éducation à jouer, en combattant les idées reçues sur les rats ou encore en contribuant à faire connaître ces animaux étonnants qui, qu’on le veuille ou non, seront toujours présents dans nos villes, et avec qui nous devons donc apprendre à coexister.

Références

1 Yu, H., Jamieson, A., Hulme-Beaman, A. et al. Palaeogenomic analysis of black rat (Rattus rattus) reveals multiple European introductions associated with human economic history. Nat Commun 13, 2399 (2022). https://doi.org/10.1038/s41467-022-30009-z

 

2 Une des études qui montrent cela : GARDNER-SANTANA, L.C., NORRIS, D.E., FORNADEL, C.M., HINSON, E.R., KLEIN, S.L. and GLASS, G.E. (2009), Commensal ecology, urban landscapes, and their influence on the genetic characteristics of city-dwelling Norway rats (Rattus norvegicus). Molecular Ecology, 18: 2766-2778. https://doi.org/10.1111/j.1365-294X.2009.04232.x

 

3 Lee MJ, Byers KA, Donovan CM, Bidulka JJ, Stephen C, Patrick DM, et al. Effects of Culling on Leptospira interrogans Carriage by Rats. Emerg Infect Dis. 2018;24(2):356-360. https://doi.org/10.3201/eid2402.171371

 

4 Par exemple : Berny, P., Esther, A., Jacob, J., Prescott, C. (2018). Development of Resistance to Anticoagulant Rodenticides in Rodents. In: van den Brink, N., Elliott, J., Shore, R., Rattner, B. (eds) Anticoagulant Rodenticides and Wildlife. Emerging Topics in Ecotoxicology, vol 5. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-319-64377-9_10

 

5 Fisher, Penny & O’Connor, C. & Wright, G. & Eason, Charles. (2003). Persistence of four anticoagulant rodenticides in the livers of laboratory rats.

 

6 Vein, J., Vey, D., Fourel, I. and Berny, P. (2013), Bioaccumulation of chlorophacinone in strains of rats resistant to anticoagulants. Pest. Manag. Sci., 69: 397-402. https://doi.org/10.1002/ps.3367

 

7 Nous n’avons pas trouvé les études citées par Annika Schlötelburg dans le documentaire, peut-être qu’elles n’ont pas encore été publiées. Une autre étude allemande montre que la quasi-totalité des dorades sont contaminées par les anticoagulants : Kotthoff, M., Rüdel, H., Jürling, H. et al. First evidence of anticoagulant rodenticides in fish and suspended particulate matter: spatial and temporal distribution in German freshwater aquatic systems. Environ Sci Pollut Res 26, 7315–7325 (2019). https://doi.org/10.1007/s11356-018-1385-8


8 Nakayama, Shouta & MORITA, Ayuko & Ikenaka, Yoshinori & Mizukawa, Hazuki & ISHIZUKA, Mayumi. (2018). A review: poisoning by anticoagulant rodenticides in non-target animals globally. Journal of Veterinary Medical Science. 81. https://doi.org/10.1292/jvms.17-0717