Tout le monde croit savoir que le poisson rouge a une mémoire de trois secondes. Mais ce n’est pas vrai, bien entendu. La mémoire des poissons, bien que très documentée, reste un sujet méconnu du grand public. Si vous accordez plus de crédit aux données scientifiques qu’aux idées reçues, vous êtes au bon endroit…
Remarque de PAZ : Nous précisons que PAZ ne soutient pas l’expérimentation animale, ni le dressage ou l’aquariophilie (qui ne peut répondre de façon adéquate aux besoins des poissons) décrits dans cet article. Mais il rapporte des conclusions déjà existantes qui nous éclairent sur les capacités des poissons, ce qui étaye la nécessité de les défendre.
Les poissons rouges, capables de mémoire et d’apprentissage
Contrairement à ce qu’affirme une légende tenace, les poissons rouges ont une très bonne mémoire. Celle-ci n’a pas été beaucoup étudiée en tant que telle, mais une anecdote rapportée par le biologiste Tony Pitcher est particulièrement éclairante. Dans le cadre d’un cours sur le comportement animal, il fit faire à ses étudiants des expériences portant sur la vision des couleurs chez les poissons rouges. Chaque poisson se vit attribuer un tube de nourriture d’une certaine couleur, qui pouvait différer subtilement d’un poisson à l’autre. Il s’avéra que chaque poisson pouvait reconnaître le tube qui lui avait été attribué ; les poissons ont ainsi démontré leur capacité à discriminer des couleurs voisines. Après l’étude, les poissons rouges ont été remis dans leur aquarium. Jusque là, rien d’extraordinaire. Mais lorsque l’année suivante, Pitcher voulut réutiliser les poissons rouges pour faire réaliser par la nouvelle promotion d’étudiants les mêmes expériences d’apprentissage des couleurs, cela ne se passa pas comme prévu : chaque poisson se réinstalla immédiatement devant son tube de l’année précédente ! En plus de saboter la séance de travaux pratiques du professeur Pitcher, les poissons rouges montrèrent ainsi qu’ils avaient gardé en mémoire la couleur exacte de leurs tubes respectifs pendant un an. On est loin des trois secondes de la légende…
Les poissons rouges ont également de bonnes capacités d’apprentissage. Tout comme les chiens ou les chats, on peut leur apprendre à réaliser des tours par entraînement au clicker : lorsqu’il exécute le comportement souhaité, le poisson reçoit un stimulus, tel qu’un flash lumineux, immédiatement suivi d’une récompense alimentaire. Avec un peu de temps, le poisson parvient à associer le flash lumineux et la récompense au comportement souhaité, qu’il adopte en conséquence. Les résultats sont impressionnants : après entraînement, des poissons rouges ont appris à nager à travers des cerceaux en mouvement, à pousser des ballons de football miniatures, à nager en slalom, etc.
Les bonnes performances des poissons rouges ne sont pas l’exception mais plutôt la règle. Parmi les autres poissons, on peut citer notamment :
les carpes et les brochets qui, après avoir été blessés une seule fois par un hameçon, esquivent les hameçons pendant plus d’un an ;
les poissons-paradis qui évitent pendant plusieurs mois une zone où ils ont été attaqués par un prédateur ;
les truites arc-en-ciel qui, après avoir appris à nager à travers un trou dans un filet qui s’étendait sur toute la largeur de leur aquarium, s’en souvenaient près d’un an plus tard, sans avoir vu le filet entre-temps. Ce résultat est particulièrement remarquable pour un poisson qui ne vit que deux ans à l’état sauvage ;
les saumons, qui s’orientent grâce à leur prodigieux sens de l’odorat. Lorsqu’ils se dirigent vers l’océan, les jeunes saumons mémorisent la signature olfactive de leur cours d’eau d’origine. Des années plus tard, c’est en recherchant cette signature olfactive qu’ils parviennent à faire le chemin en sens inverse. Au contraire, des saumons rendus anosmiques s’égarent et ne parviennent pas à retrouver leur cours d’eau d’origine.
Au fond, les bonnes performances des poissons ne devraient pas nous surprendre : dans certaines circonstances, se rappeler quelque chose peut revêtir une importance tout aussi vitale pour un poisson que pour un mammifère ou un oiseau. L’évolution et la sélection naturelle ont donc façonné la mémoire des poissons en fonction de leurs besoins spécifiques. Dans le cas du gobie à nageoires à volants, elles ont permis le développement d’une prodigieuse mémoire topographique.
Les gobies à nageoires à volants, champions de la mémoire topographique
Le gobie à nageoires à volants (Bathygobius soporator) est un petit poisson, long de huit centimètres en moyenne, qui vit au niveau de l’estran des côtes est et ouest de l’océan Atlantique. L’estran, ou zone de balancement des marées, est la partie du littoral située entre les limites extrêmes des plus hautes et des plus basses marées.
À marée basse se forment de petites mares isolées les unes des autres dans lesquelles les gobies se logent. Cependant, lorsque surgit un prédateur, comme un poulpe ou un héron, il faut fuir. Mais où ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, les gobies sautent alors de leur mare vers une mare voisine. La question qui se pose immédiatement est : comment font-ils pour retomber précisément dans une autre mare et pas sur les rochers entre les mares, sur lesquels ils risqueraient de se blesser ou de rester piégés hors de l’eau ? À partir de la fin des années 1940, le biologiste Lester Aronson consacra ses efforts à résoudre cette énigme.
Dans une première étude, il observa les gobies dans leur milieu naturel. Il constata tout d’abord qu’ils ne sautent pas spontanément mais seulement en réponse à une menace. Il lui fut donc nécessaire d’agiter l’eau des mares avec un bâton pour simuler la présence d’un prédateur et ainsi provoquer des sauts.
La séquence d’un saut est toujours la même : le poisson repose sur le fond d’une mare, orienté dans la direction de la mare vers laquelle ils s’apprête à sauter puis, d’un coup sec, il traverse la surface de l’eau et s’envole vers la mare adjacente. La direction du saut n’est donc pas déterminée pendant le vol mais avant. La longueur du saut va de quelques centimètres à quelques dizaines de centimètres. Le taux de succès – le poisson retombe dans une mare plutôt que sur les rochers – est proche de 100%. Plusieurs hypothèses peuvent être formulées quant à la façon dont les gobies orientent leur saut :
La configuration du bord de la mare initiale pourrait jouer un rôle. Mais si certains poissons ont sauté à travers une encoche située sur le bord de la mare, d’autres ont sauté à travers des points élevés. La présence de dépressions ou de particularités similaires sur le bord de la mare n’apparaît donc pas comme un élément déterminant de la direction du saut.
Le soleil et les ombres projetées pourraient constituer des points de référence, comme c’est le cas par exemple pour l’orientation des fourmis. Toutefois, des sauts ont été effectués dans toutes les directions, y compris lors d’une même séance d’observation, lorsque deux poissons ou plus ont sauté depuis la même mare d’origine vers des mares différentes. De plus, l’efficacité des sauts n’est pas diminuée par temps nuageux. Il ne semble donc pas que le soleil joue un rôle important dans l’orientation des gobies.
L’hypothèse la plus simple serait que les gobies apprennent à s’orienter par tâtonnement : ils sauteraient d’abord au hasard puis, accumulant de l’expérience, ils apprendraient progressivement quel saut est possible depuis quelle mare. Un tel apprentissage par tâtonnement semble néanmoins improbable. En effet, pendant une grande partie du temps d’observation, les rochers entourant les mares étaient chauds et secs, ce qui veut dire que toute erreur aurait pu être fatale, les gobies n’ayant pas la possibilité de glisser sur les rochers pour rejoindre une mare. Ainsi, le coût potentiellement mortel des inévitables erreurs semble incompatible avec la théorie de l’apprentissage par tâtonnement.
Reste une dernière hypothèse, même si elle semble difficile à croire : les gobies repéreraient la topographie du fond de la zone d’estran lorsqu’ils nagent à marée haute, fixant dans leur esprit la disposition des dépressions dans les rochers qui formeront les futures mares à marée basse. C’est donc à marée haute qu’ils se constitueraient une carte mentale de la situation à marée basse, laquelle carte leur permettrait de se repérer et d’effectuer des sauts précis d’une mare à l’autre.
Mais un petit poisson comme le gobie est-il réellement capable d’une telle prouesse ? Pour tester l’hypothèse de la carte mentale, Aronson a mené une seconde étude, en laboratoire. Il a utilisé un système d’estran artificiel : un bassin qui constituait une seule grande mare lorsqu’il était entièrement rempli (« marée haute ») et un ensemble de petites mares isolées lorsqu’il était à demi-rempli (« marée basse »). Comme dans la première étude, les sauts des gobies ont été étudiés, cette fois-ci en comparant deux groupes de poissons. Les uns avaient eu l’occasion de nager dans le bassin à marée haute pendant une nuit tandis que les autres, qui avaient passé la nuit dans le bassin à marée basse, étaient restés dans une seule petite mare, aucun saut n’ayant été provoqué. Ceux qui avaient passé la nuit à marée haute furent capables de sauter avec succès dans 97% des cas, contre seulement 15% pour les autres. Ainsi, l’hypothèse de la carte mentale se trouve spectaculairement confirmée. La rétention de l’apprentissage a également été étudiée : des gobies ayant nagé à marée haute pendant une nuit ont ensuite été maintenus dans un aquarium du laboratoire. Lorsqu’ils ont été réintroduits dans le système d’estran artificiel quarante jours plus tard, ils se rappelaient encore sa topographie.
Ces étonnants résultats, publiés par Lester Aronson entre 1951 et 1971, ont pu être intégralement reproduits en 2006 par un autre chercheur, Geoffrey Smith.
Les poissons sont peut-être les animaux les plus maltraités par les humains. Dans ces conditions, il est confortable de voir en eux des êtres stupides et insensibles, mus comme des automates. Pourtant, les données de la science montrent que les poissons ressentent la douleur ainsi que d’autres états subjectifs, positifs ou négatifs. Nous avons vu ici qu’ils sont capables de mémoire et d’apprentissage. Ils ont même des personnalités individuelles. Peut-être parce qu’ils sont tellement différents de nous, nous n’avons aucune intuition de leurs états intérieurs. La compassion pour les poissons ne nous vient donc pas spontanément ; elle ne peut être le résultat que d’une démarche intellectuelle. Il est temps d’y penser.
Références
Balcombe J, What a fish knows, Londres : Oneworld Publications, 2016.
Brown C. 2015. Fish intelligence, sentience and ethics. Animal cognition, 18(1), 1-17.
Aronson LR. 1951. Orientation and jumping behavior in the gobiid fish Bathygobius soporator. American Museum novitates, 1486.
Aronson LR. 1971. Further studies on orientation and jumping behavior in the gobiid fish, Bathygobius soporator. Annals of the New York Academy of Sciences, 188(1), 378-392.
Smith GH. 2006. Spacial Mapping in a Jumping Fish The Frillfin Goby Bathygobius soporator. Thesis (B.A.) – New College of Florida.