La question de savoir si les poissons sont capables de ressentir la douleur présente un enjeu éthique évident. Bien que la douleur soit une expérience subjective et que les poissons ne puissent pas nous communiquer ce qu’ils ressentent, la science peut apporter des réponses. Par le terme de « douleur », on entend généralement deux choses distinctes : d’abord le fait de percevoir une stimulation nocive pour l’organisme – c’est la nociception –, ensuite un état psychologique dans lequel l’individu ressent de la souffrance – c’est la douleur proprement dite. Par conséquent, deux types de travaux ont été menées chez les poissons. Les premiers évaluent la capacité des poissons à la nociception, par l’étude de leur équipement neuroanatomique et neurophysiologique. Les seconds cherchent à mettre en évidence l’existence de la sensation douloureuse elle-même par l’observation de comportements non réflexes résultant nécessairement du fait que le poisson ressent effectivement la douleur.
Les poissons possèdent l’équipement anatomique et physiologique nécessaire pour détecter les stimulations douloureuses.
La nociception, qui participe au maintien de l’intégrité de l’organisme, est un mécanisme de survie essentiel. Elle est universellement répandue dans le règne animal. L’étude du système nociceptif des poissons montre qu’il est complet et très semblable à celui des mammifères, par plusieurs aspects :
- Au niveau moléculaire, les poissons possèdent les mêmes récepteurs que les mammifères, en particulier les récepteurs ASICs et TRP, qui participent à la détection de l’acidité et des écarts de température excessifs. Ils possèdent également des récepteurs aux opioïdes endogènes, qui les rendent sensibles aux antalgiques, et ce à tel point que le poisson-zèbre est utilisé comme modèle animal pour l’étude de la dépendance aux opioïdes chez l’humain.
- Les nocicepteurs sont des terminaisons nerveuses qui, en réponse à une stimulation douloureuse, font naître un message nerveux qui engendre des réactions, réflexes ou non, de protection de l’organisme. Là encore, les nocicepteurs des poissons sont similaires à ceux des mammifères. Ils sont constitués des mêmes fibres A-delta et C – quoi qu’en proportions différentes – et détectent les mêmes types d’agression : mécaniques (choc, coupure de la peau, etc.), chimiques (acidité, par exemple) et thermiques. La principale différence est que les poissons possèdent des nocicepteurs thermiques sensibles au chaud mais pas au froid. Il pourrait s’agir d’une adaptation liée à la vie en milieu aquatique.
- Enfin, les messages nociceptifs engendrés par les nocicepteurs sont transmis au cerveau des poissons par des voies neuroanatomiques comparables à celles rencontrées chez les mammifères.
En revanche, l’architecture cérébrale des poissons est nettement différente des mammifères puisqu’ils ne possèdent pas de néocortex ; or c’est justement dans cette partie du cerveau que les messages douloureux sont traités chez les mammifères. Certains ont cru pouvoir en déduire que les poissons sont incapables de ressentir la douleur. Toutefois, bien que les poissons n’aient pas de néocortex, ils possèdent une structure cérébrale complexe, le pallium, qui remplit chez les poissons des fonctions telles que l’apprentissage, la mémoire et la reconnaissance individuelle. Il est donc probable que le pallium soit également capable de traiter les messages douloureux.
De toute façon, l’argument selon lequel, en l’absence de néocortex, les poissons ne pourraient ressentir la douleur manque de logique. Il conduirait à supposer que les oiseaux en sont également incapables – eux non plus n’ont pas de néocortex – ce que personne ne peut croire. Comme le fait remarquer Balcombe, affirmer que les poissons ne peuvent pas ressentir la douleur car ils n’ont pas de néocortex revient à dire que « les humains ne peuvent pas nager car ils n’ont pas de nageoires ». Ce que cet argument montre tout au plus, c’est que les poissons ne peuvent pas ressentir la douleur exactement de la même façon que les mammifères.
Au total, les poissons possèdent un système nociceptif complet et très semblable à celui des mammifères, mais cela n’implique pas nécessairement qu’ils ressentent la douleur. C’est par d’autres observations que l’on peut tenter de répondre à cette question.
Les poissons ressentent effectivement la douleur.
Au cours des vingt dernières années, les observations témoignant de la capacité des poissons à effectivement ressentir la douleur se sont accumulées. En particulier,
- En réaction à une stimulation douloureuse, les poissons présentent des mouvements anormaux qui ne sont pas tous réflexes. Lorsqu’on injecte du vinaigre ou du venin d’abeille dans les lèvres de truites, elles se frottent la bouche contre le gravier ou les parois de l’aquarium (exactement comme un humain qui se frotterait le bras après s’être cogné).
- Les stimulations douloureuses entraînent des phénomènes d’apprentissage. Quand on administre des décharges électriques à des poissons rouges dans une zone donnée de l’aquarium, ils se mettent à éviter cette zone. De façon intéressante, cet apprentissage est d’autant plus efficace que l’intensité des décharges est plus élevée. Ce résultat suggère que l’évitement des chocs n’est pas simplement un comportement réflexe.
- Les stimulations douloureuses peuvent également perturber les comportements de survie habituels des poissons. Les truites sont néophobes : quand on leur présente un objet qu’elles ne connaissent pas (dans l’expérience, une tour en LEGO rouge), leur respiration s’accélère et elles s’en éloignent. Ces manifestations d’anxiété relèvent d’un comportement normal de survie puisque ce qui est inconnu est potentiellement dangereux. En revanche, des truites recevant une injection d’acide ne montrent pas d’augmentation de la fréquence respiratoire et ne s’éloignent pas de l’objet nouveau. Dans une autre expérience, on donne à des truites un indice suggérant la présence d’un prédateur. Elles adoptent un comportement de protection « antiprédateur » (en particulier, elles nagent moins et se nourrissent moins). Mais lorsqu’elles sont soumises simultanément à une stimulation nociceptive, elles ne montrent pas de réponse antiprédatrice. Ces deux dernières expériences sont essentielles car elles montrent que la stimulation douloureuse fait négliger aux poissons des comportements de survie (néophobie, réponse antiprédatrice). Pour cela, il faut que la douleur s’impose à leur attention de façon impérieuse. Ils la ressentent donc nécessairement.
- L’administration d’antalgiques fait disparaître, ou au moins diminuer, les comportements anormaux induits par la stimulation douloureuse. C’est ce qu’on observe dans la quasi-totalité des expériences.
- Enfin, dans certaines circonstances, les poissons sont prêts à payer un prix pour soulager leur douleur. Lorsque des poissons-zèbres sont placés dans un aquarium divisé en deux compartiments, l’un enrichi de végétation et d’objets à explorer, et l’autre vide, ils choisissent systématiquement de nager dans le compartiment enrichi. Cette préférence demeure lorsqu’on leur injecte de l’acide. Cependant, si un antalgique est dissous dans le compartiment vide, les poissons injectés avec l’acide choisissent d’aller y nager. Les poissons témoins, n’ayant pas reçu de solution acide, restent quant à eux du côté enrichi de l’aquarium. Ainsi, la stimulation douloureuse change les préférences des poissons-zèbres, qui sont prêts à payer un prix – évoluer dans un environnement qui leur convient moins bien – en échange du soulagement de leur douleur. Dans une autre étude, un choc électrique est administré à des poissons rouges dans la zone de leur aquarium où est déposée leur nourriture. Les poissons évitent cette zone pendant trois jours en moyenne, avant d’y retourner pour se nourrir. De façon intéressante, cette durée est d’autant plus longue que l’intensité du choc électrique est plus grande. Les poissons sont donc prêts à payer un coût pour éviter d’y être de nouveau confrontés. Les poissons arbitrent entre l’évitement du choc douloureux et la satisfaction de leur faim, laquelle finit nécessairement par l’emporter.
La capacité des poissons à ressentir la douleur semble démontrée au-delà du doute raisonnable. Elle fait désormais l’objet d’un large consensus scientifique. De plus, il semble probable que les poissons puissent ressentir non seulement la douleur mais aussi le stress, l’anxiété ou la peur. Il faut donc avoir à l’esprit le fait que la souffrance des poissons ne se limite sans doute pas à la douleur.
En 2020, l’Association de Médecine Vétérinaire Américaine déclarait que les preuves accumulées relativement à la cognition et à la sensibilité des poissons l’amenait à considérer que « les poissons devraient se voir accorder les mêmes considérations que les vertébrés terrestres en ce qui concerne le soulagement de la douleur. »
Sources principales :
Sneddon LU. 2019 Evolution of nociception and pain: evidence from fish models. Phil. Trans. R. Soc. B. 374: 20190290. (doi: 10.1098/rstb.2019.0290)
AVMA guidelines for the euthanasia of animals (2020) (page 12)