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Ce court livre (82 pages) traite de la place des rats et des souris dans la ville et de la perception qu’en ont les humains, souvent éloignée de la réalité.


Pauline Delahaye est chercheuse en zoosémiotique, c’est-à-dire en sciences du langage animal. Elle consacre ici un ouvrage à la cohabitation en ville entre les humains et les animaux liminaires. Ceux-ci, qui sont au cœur de l’action de PAZ, sont des animaux ni sauvages ni domestiques, qui vivent en liberté dans l’espace urbain. Les animaux liminaires sont souvent mal aimés, suscitant des réactions de dégoût et de mépris. La chercheuse propose une classification des animaux liminaires en fonction de leur visibilité par les humains :

1- Les liminaires invisibles : il s’agit d’animaux présents dans les villes mais que leur mode de vie rend invisibles à la plupart des habitants, comme les chauves-souris présentes dans les vieux édifices et les églises.

2- Les liminaires ultravisibles : ce sont des animaux qui vivent au grand jour. Il s’agit surtout d’oiseaux, qui ont la particularité de pouvoir être vus des humains tout en restant hors de leur portée. Les ultravisibles suscitent généralement des émotions moins négatives que les autres animaux liminaires, allant de la simple gêne agacée (pigeons) à une certaine forme de bienveillance (oiseaux plus petits : moineaux, mésanges, merles).

3- Les liminaires grouillants : ce sont surtout des insectes, comme les fourmis, pucerons ou mites. Ils inspirent souvent une répulsion viscérale.

4- Les liminaires intermédiaires : ce sont des animaux cachés la plupart du temps mais parfois visibles, souvent lorsqu’on ne s’y attend pas. Il s’agit essentiellement des rats et des souris. Tout comme les liminaires grouillants, les liminaires intermédiaires tendent à générer un sentiment instinctif de rejet.

 

En 2019, Pauline Delahaye a réalisé une étude de la cohabitation entre humains et animaux liminaires intermédiaires, qui a donné naissance à ce livre ainsi qu’à une publication scientifique dans le journal Linguistic Frontiers. Ce travail comprend deux parties : un sondage en ligne où 214 participants ont répondu à des questions sur leur perception des rats et des souris ainsi qu’une série d’entretiens avec des professionnels susceptibles d’être exposés aux nuisances causées par ces rongeurs.

Il ressort de cette étude que la façon dont les rongeurs sont perçus est largement éloignée des réalités et parfois irrationnelle.

Une large proportion de participants considère les rats comme « porteurs de maladies », contre une minorité s’agissant des souris. En réalité, la seule maladie transmissible à l’humain dont les rats urbains sont un réservoir est la leptospirose, qui est d’ailleurs également présente chez la souris. De plus, ce n’est qu’en ingérant de l’urine de rat ou de souris que l’humain peut se contaminer. On se doute bien que de telles circonstances sont assez exceptionnelles. En pratique, elles ne concernent que des professionnels exposés, comme les égoutiers. Il faut d’ailleurs noter que les rats et les souris ne sont pas les seuls animaux à pouvoir nous transmettre la leptospirose. Par exemple, c’est également le cas des chiens, des chats ou encore des chevaux.  De plus, Pauline Delahaye explique que la leptospirose se soigne aujourd’hui très facilement. Les quelques décès qui surviennent encore en France sont liés à des retards ou erreurs de diagnostic. La perception des rats comme un danger mortel ne correspond donc pas à la réalité d’aujourd’hui mais reflète sans doute le souvenir profondément ancré de la peste dans notre mémoire collective.

L’étude des réponses en fonction de l’âge montre un phénomène intéressant : les 18-25 ans ont une meilleure image des rats que les autres sondés. En particulier, ils sont les plus nombreux à trouver les rats « mignons » et à ne pas les considérer comme « nuisibles ». Selon Pauline Delahaye, il faut y voir un « effet Ratatouille ». Les 18-25 ans de l’étude avaient entre 6 et 13 ans au moment de la sortie au cinéma de Ratatouille. Dans ce film d’animation, qui a connu un grand succès en France, le héros Rémy est un sympathique jeune rat qui rêve de devenir cuisinier, les gentils sont ceux qui essaient de l’aider et les méchants sont les humains qui chassent les rats. Le fait d’avoir été exposé via ce film à un imaginaire différent de celui des générations précédentes aurait, de façon durable, mieux disposé cette classe d’âge vis-à-vis des rats.

Il faut toutefois noter que l’« effet Ratatouille » n’est pas la seule interprétation possible. En effet de nombreux autres facteurs pourraient expliquer cet écart comme la montée de la question animale dans le débat public. De plus, la taille de l’échantillon est faible pour aboutir à une véritable conclusion. Cette réserve étant formulée, l’idée que notre perception des animaux dépend de notre culture et de notre savoir est à la fois vraisemblable et porteuse d’espoir. Comme le dit Pauline Delahaye : « peut-être est-il temps de commencer à raconter de meilleures histoires », c’est-à-dire de faire savoir par exemple que les rats sont intelligents, sociaux et même altruistes, et qu’ils jouent un rôle essentiel dans l’élimination des déchets en ville.

La dernière partie du livre rend compte d’entretiens réalisés avec des professionnels susceptibles d’être impactés par les nuisances dues aux rongeurs : un apprenti cuisinier, des tenanciers de bar et un courtier automobile. C’est particulièrement intéressant car on s’aperçoit que les dommages ne sont pas forcément là où on l’imagine. Alors que plus de 80% des sondés supposent que les rongeurs causent des problèmes dans la restauration, les professionnels concernés rapportent surtout des incidents mineurs, non susceptibles de nuire à la santé des clients. Les problèmes les plus sérieux sont ceux qui surviennent lorsque des rongeurs sectionnent les câbles des réfrigérateurs. À l’inverse, moins de 15% des sondés estiment que les rongeurs causent des dégâts dans le secteur automobile. Pourtant, le courtier automobile interrogé fait état de nombreux cas de dommages matériels importants. En effet, l’évolution de la législation européenne a contraint les constructeurs automobiles à remplacer les composants en plastique des câbles du moteur par du bioplastique, généralement fait d’amidon de maïs. Or l’odeur semble attirer les rongeurs, qui rongent les câbles, ce qui entraîne une panne irréversible du moteur. Puisque la voiture ne peut même pas démarrer, il n’en résulte aucun accident, mais les dégâts matériels sont conséquents. Une solution serait que les constructeurs remplacent l’amidon de maïs par un autre type de bioplastique.

Dans cet ouvrage, Pauline Delahaye montre que notre perception des rats et des souris est parfois très éloignée de la réalité, et suggère qu’une meilleure connaissance de ces animaux pourrait améliorer l’image que nous en avons. Voici sa conclusion : « J’espère avoir pu dans cet ouvrage montrer pourquoi il ne faut pas s’offusquer de cette cohabitation, en quoi elle ne cause pas tout le tort que notre imaginaire lui impute. (…) Peut-être est-il temps de s’essayer à un cran un peu plus élargi de vivre ensemble ».

Références

Delahaye P, Étude de la cohabitation urbaine interespèce – Brigitte, rongeur urbain, Collection Zoosémiotique, Paris : L’Harmattan, 2022.

Delahaye P. 2021. Rats, Mice and Humans. Linguistic Frontiers 4(1), 44–52. DOI: https://doi.org/10.2478/lf-2021-0004